Assassinat de Samuel Paty, liberté pédagogique, laïcité, protocole sanitaire…
- 20 novembre 2020
André Hernandez, adhérent à la Libre Pensée 87 et professeur de physique appliquée en lycée a bien voulu répondre aux questions posées par le comité de rédaction de la Pensée Libre.
La Pensée Libre : Comment avez-vous réagi dans ton établissement à la suite de l’assassinat de Samuel Paty ?
André Hernandez : L’annonce de cet assassinat et la barbarie avec laquelle il a été perpétré nous ont plongés dans une profonde sidération. Cela s’est produit le dernier jour avant les vacances, il ne nous a pas été possible de nous retrouver immédiatement dans nos établissements pour que notre propre expression collective puisse surgir. Dans les rassemblements spontanés qui ont eu lieu dans toutes les villes, nous avons été très présents pour saluer la mémoire de notre collègue sauvagement assassiné parce qu’il avait exercé sa liberté pédagogique. Nous avons été indignés par les déclarations xénophobes et réactionnaires déversées par des représentants politiques de tous bords, et en particulier par celles des représentants de l’État. Dès que les circonstances précédant cet assassinat, en particulier les menaces contre notre collègue ont été connues, le sentiment qui a dominé est que l’Éducation nationale et plus largement l’État n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire pour protéger notre collègue. L’annulation à la dernière minute par Blanquer, des réunions de concertation le jour de la rentrée dans tous les établissements qu’il avait lui-même annoncées, a été ressentie comme une véritable trahison par les enseignants et comme une manœuvre pour les museler. Et pour couronner le tout, en guise d’hommage à Samuel Paty on nous a rassemblés avec nos élèves pour nous lire la lettre de Jean-Jaurès aux instituteurs, mais dans laquelle des paragraphes avaient été censurés.
LPL : La laïcité, la liberté d’expression et la liberté pédagogique sont en ce moment au centre de nombreux débats publics, quels sont les points de vue rencontrés chez les enseignants sur ces questions ?
AH : S’il y a bien une menace contre la liberté d’expression des enseignants, c’est la politique répressive du ministre Blanquer, laquelle se fonde sur la loi dite « École de la confiance » qui veut imposer un « devoir d’exemplarité » aux enseignants, y compris dans le cadre privé.
Lorsqu’il est dans sa classe, la liberté d’expression de l’enseignant est nécessairement limitée, d’abord parce qu’il doit respecter les principes de la laïcité et ensuite parce que son discours doit se concentrer sur son enseignement. On comprend donc l’importance de cette notion qu’est la liberté pédagogique et dont les enseignants de la République disposent depuis les années 1880, grâce à Ferdinand Buisson. Il s’agit là de la liberté d’enseigner en suivant le programme national tout en garantissant l’indépendance de la transmission du savoir à l’égard de toute pression. Force est de constater que les réformes successives, et particulièrement celles du ministre Blanquer, ont bien mis à mal la liberté pédagogique des enseignants.
Parce que dans leur grande majorité les enseignants de l’école publique en ont d’abord été les élèves, ils ont un rapport à la laïcité qui est pour ainsi dire instinctif. Ils savent que leur enseignement doit respecter la liberté de chacun de croire ou de ne pas croire, et que dans leur classe les élèves doivent être protégés de tout prosélytisme et de toute pression. Les problèmes surgissent quand les programmes scolaires appellent à débattre de questions religieuses ou politiques qui interfèrent avec les convictions personnelles des élèves ou de membres de leurs familles. Depuis 2013, la loi de refondation de l’École a mis en place l’EMC (Enseignement Moral et Civique) et il est important de rappeler quel est l’axe de cet enseignement tel qu’il est précisé par le Conseil Supérieur des Programmes, pour bien comprendre les pièges auxquels les enseignants peuvent être confrontés : « L’enseignement moral et civique a pour but de favoriser le développement d’une aptitude à reconnaître le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie ». Il en va de même pour « l’enseignement du fait religieux » introduit par la ministre Vallaud-Belkacem avec sa « charte de la laïcité ».
LPL : Le gouvernement a annoncé un nouveau protocole sanitaire renforcé pour faire face à l’épidémie de COVID. Qu’en est-il ?
AH : Aucun moyen supplémentaire n’a été mobilisé pour améliorer la sécurité sanitaire des élèves et des personnels. Dans les écoles primaires il est demandé aux enfants de porter le masque à partir de six ans faute de dédoublement des classes pour pouvoir assurer la distanciation. Dans les collèges, aucune nouvelle mesure n’a été prise par rapport au protocole mis en place en septembre. Dans les lycées, les élèves se voient privés jusqu’à la moitié de leurs heures de cours ce qui va aggraver le retard scolaire déjà très important. Dans tout le secondaire, la situation sanitaire est dramatique et l’éducation nationale fait tout pour cacher cette réalité. Selon le ministre, le virus ne circule pas à l’intérieur mais à l’extérieur des établissements et il n’est donc pas nécessaire selon lui d’y rechercher les cas contacts, c’est un véritable scandale. Pour donner des chiffres, en Nouvelle Aquitaine, pour la période du 26 octobre au 1er novembre et pour la tranche d’âge 0 à 19 ans, Santé publique France annonce 2225 contaminations mais l’éducation nationale seulement 198 soit 11 fois moins !
En refusant de nommer les personnels nécessaires pour que les locaux soient désinfectés comme ils le devraient et pour que tous les cours soient assurés avec des groupes d’élèves restreints, en refusant de réquisitionner des locaux extérieurs pour désengorger les établissements et les réfectoires, le gouvernement porte l’entière responsabilité de cette situation. L’argument selon lequel il ne dispose pas des moyens nécessaires est totalement irrecevable compte tenu des centaines de milliards d’Euros qu’il consacre en ce moment même pour la préservation des intérêts capitalistes.
LPL : Comment les personnels réagissent-ils dans cette situation ?
AH : Dans la période actuelle, les collègues se mobilisent quand les mots d’ordre expriment clairement leurs attentes. Le lundi 12 octobre, à l’appel des syndicats, 1500 manifestants se sont rassemblés devant le rectorat de Poitiers, au moment où quatre collègues du Lycée Desfontaines de Melle qui avaient organisé la grève contre la réforme du baccalauréat, passaient en conseil de discipline pour « manquement au devoir de réserve » et « incitation à l’émeute ».
Le 1er novembre, à la veille de la rentrée des vacances de la Toussaint, un texte unitaire avait été signé par la quasi-totalité des syndicats de l’Education nationale, par des organisations lycéennes, par la fédération des parents d’élèves. Ce texte demandait le recrutement massif de personnels pour répondre à l’urgence de la situation sanitaire. Le 3 novembre, un préavis de grève pour le 10 novembre était adressé au ministre. Dans ce préavis, la création de postes était bien revendiquée, mais il était aussi demandé de répondre aux demandes d’allégement des effectifs dans les classes sans que soit exigé le maintien de toutes les heures de cours pour les élèves. Le 10 novembre, contrairement aux chiffres ridicules du ministère, la grève a été importante.
Force est de constater que dix jours après la grève, rien n’a été fait centralement pour que la création de postes aboutisse un tant soit peu et la scolarisation des élèves à mi temps voulue par le ministre Blanquer a été entérinée établissement par établissement, souvent avec le soutien des syndicats, ce que nous regrettons. Si des collègues qui étaient obligés de faire cours à des classes de 36 élèves dans des salles pleines à craquer, se satisfont maintenant de travailler dans de meilleures conditions, cela ne va pas durer. Alors que ce dispositif vient d’être mis en place, les pressions sur les collègues se multiplient pour qu’ils assurent des cours en ligne en plus des heures de cours en classe, et cela au mépris des promesses qui leur avaient été faites.
LPL : Quel est l’état d’esprit des élèves en ce moment ?
AH : Depuis la rentrée de septembre les élèves doivent supporter tous les jours des files d’attente interminables à l’extérieur puis dans des couloirs bondés pour au final se retrouver dans des réfectoires où aucune règle de distanciation physique n’est respectée. Pour ce qui est des salles de classe, des sanitaires, des chambres d’internat, des vestiaires sportifs, etc., le nettoyage et la désinfection sont très en dessous de ce qui est stipulé dans le protocole, la raison à cela est le manque de personnel de service et en premier lieu le non remplacement des nombreux agents en arrêt maladie.
Pour les élèves de lycée, le protocole renforcé cela signifie deux fois moins d’heures de cours, et nous savons tous que le travail en autonomie à la maison ne peut pas remplacer le travail en classe encadré par un professeur. Inévitablement, le retard scolaire qui s’est accumulé pendant le précédent confinement va s’aggraver.
Au prétexte de la crise sanitaire, le ministre Blanquer vient de commettre une nouvelle attaque contre le baccalauréat national en supprimant les E3C (Épreuves Communes du Contrôle Continu) contre lesquelles les enseignants s’étaient fortement mobilisés et qui vont être remplacées par du contrôle continu basé sur les notes des bulletins. Quant aux épreuves de spécialité prévues mi-mars, les sujets seront adaptés pour tenir compte de la part importante du programme qui n’aura pas été traitée en classe. Bref, dans ces conditions le diplôme n’aura aucune valeur.
Dans plusieurs lycées du pays, les élèves se sont mobilisés pour réclamer les moyens indispensables pour leur sécurité sanitaire et pour de bonnes conditions d’études. Les seules réponses qu’ils ont obtenues ont été des verbalisations, des gaz lacrymogènes, des arrestations et des violences physiques.
Pour terminer, je souhaite indiquer que la Fédération des Conseils de Parents d’Élèves (FCPE) s’insurge, elle réclame toujours le recrutement massif de personnels pour pouvoir dédoubler les classes et garantir l’hygiène des locaux, elle n’accepte pas que les lycéens soient livrés à eux-mêmes durant la moitié du temps scolaire.