Inquiet de l'idéologisation de la laïcité - Interview de Nicolas Cadène pour Society - 6 mai 2021
- 5 juillet 2021
Presque dix ans après avoir été nommé rapporteur de l’Observatoire de la laïcité, Nicolas Cadène dresse le bilan de sa mission, et d’un sujet chaque jour plus instrumentalisé. Cela faisait des années que l’Observatoire de la laïcité, créé en 2007, était dans le viseur des militants d’une étrange laïcité, de la droite dure aux mouvements comme le Printemps républicain. Fin mars, ils ont fini par être entendus, Marlène Schiappa a annoncé la suppression de l’Observatoire, confirmée quelques semaines plus tard par le gouvernement.
Nicolas Cadène, livre sa version des faits dans l’interview ci-dessous donné au magazine Society quelques jours avant la suppression de l’Observatoire de la laïcité. Depuis, Nicolas Cadène avec Jean-Louis Bianco, entouré de sociologues, historiens et juristes ont créé une “Vigie de la laïcité”, organisme “indépendant et citoyen”. Cet organisme a vocation à « répondre aux demandes du grand public » en proposant des « outils de réflexion » sur le « droit existant, la recherche et les expériences de terrain », a indiqué Jean-Louis Bianco. « De nos jours, la laïcité est souvent manipulée, comme si elle devait (...) résoudre tous les problèmes de la société. Elle est alors une ressource utilisée pour mener des combats idéologiques et politiques, elle divise... au lieu de rassembler », constatent les responsables de la Vigie. « Il nous semble important de rappeler la teneur démocratique de ce projet républicain, d'exercer une veille active et de donner des informations fiables », écrivent-ils encore. La Vigie de la laïcité propose, « des retours d'expériences concrètes de la laïcité au sein des institutions, des associations ou des entreprises », des « éclairages sur les recherches et écrits scientifiques » (colloques, articles). Son site https://www.vigie-laicite.fr/
Interview de Nicolas Cadène dans le magazine SOCIETY du 6 mai 2021
Comment prenez-vous l’annonce de la suppression de l’Observatoire ?
On verra ce qui va être décidé par le Premier ministre. Ma crainte est que la laïcité soit idéologisée, politisée, parce que c’est un principe républicain qui n’est pas de droite ou de gauche : c’est un principe d’organisation de la vie en société qui doit être appliqué de manière neutre.
En entrant à l’Observatoire, imaginiez-vous être aussi exposé à la critique ?
Je ne pensais pas qu’il était possible de subir des attaques aussi ignobles. Lire dans des articles que l’ancien président de l’Observatoire, Jean-Louis Bianco, et moi puissions être complices de l’assassinat de Samuel Paty, je ne sais pas à quel degré d’ignominie le situer. Sachant qu’on demande depuis des années que soit renforcés l’accompagnement des profs sur la laïcité et les faits religieux... Des gens sont venus ici et la sécurité a dû les faire repartir. À la naissance de mon enfant, j’ai reçu des menaces de mort. Ces attaques sont injustes et dégueulasses.
Qui était derrière ?
Vous le savez… Des gens qui nous contestent sur les réseaux sociaux mais qu’on ne voit jamais sur le terrain. Hors pandémie, je suis trois fois par semaine sur le terrain : établissements scolaires, centres éducatifs fermés de la PJJ, mouvements d’éducation populaire, etc. : je ne les ai jamais vus. Certains médias relaient leurs attaques sans vérifier les faits. Il suffirait qu’ils nous suivent pour se rendre compte que les accusations sont infondées.
D’après vous, ces attaques révèlent-elles des impensés de la société française ?
Il est clair que certains, au nom de la « laïcité », expriment un rejet de l’autre ou s’opposent à n’importe quelle expression religieuse dans l’espace public. Cela nous renvoie à des figures comme Marine Le Pen qui, très tôt, a remplacé le racisme de son père par une opposition aux Français de confession musulmane sous couvert de défense de la laïcité. Je ne dis pas que tous ceux qui s’opposent à l’Observatoire sont dans cette mouvance, mais il suffit de voir qui relaie les attaques contre nous, ce sont très majoritairement des prescripteurs d’opinion réactionnaires.
Entendez-vous quand même les critiques ?
On ne peut pas avoir raison sur tout, il peut y avoir débat, mais il faut se confronter au réel. Si vous interrogez les rares universitaires qui ne nous soutiennent pas, ils ne s’opposent pas de manière caricaturale : on échange avec eux de façon constructive.
Entre 2007, quand Jacques Chirac demande la création de l’Observatoire, et aujourd’hui, le pays semble avoir glissé vers une hystérisation de la question de la laïcité. Pourquoi ?
Il y a toujours eu différents courants intellectuels. En période de crise politique, économique, sociétale, sanitaire et écologique, on voit apparaître des formes de replis sur des valeurs refuges, en matière religieuse mais aussi sur des conceptions plus radicales de la laïcité. La peur joue un rôle, parce que ces tendances sont souvent dictées par l’émotion plus que par la raison. Or l’approche laïque, telle qu’elle est traduite en droit, relève de la raison. On entend pourtant des arguments qui n’ont rien à voir ni avec elle, ni avec notre histoire.
Par exemple ?
Quand on défend une laïcité qui cherche à invisibiliser dans l’espace public tout fait religieux qui ne plaît pas à tel ou tel. Or, notre laïcité s’est construite pour dégager toute tutelle religieuse de la vie politique mais aussi pour permettre à des gens d’exprimer leurs convictions : protestants, juifs, libres-penseurs… Vous exprimez l’idée que vous voulez dès lors que vous ne troublez par l’ordre public et que vous ne l’imposez pas à l’autre. Après, les gens ont le droit de défendre leur laïcisme, mais ils devraient assumer qu’il n’est issu ni de notre histoire singulière ni de la loi de 1905.
Pourquoi est-elle singulière ?
Parce que pendant 250 ans, il y a eu des guerres de religions, des persécutions de minorités puis des discriminations, qui ont perduré jusqu’au début du XXe siècle. Parce que pendant très longtemps, l’Église a bénéficié d’une quasi-tutelle sur la vie politique et morale du pays. Cette histoire aboutit à la loi de 1905, un texte de compromis qui règle le conflit et impose l’idée d’un État neutre, impartial, qui assure la liberté de conscience.
C’est une exception dans le monde ?
Non, d’autres pays vivent avec un système laïque proche du nôtre. Par exemple l’Albanie ou le Mexique, pays à majorités musulmane et chrétienne. La Turquie diffère en réalité car Mustafa Kemal a choisi un modèle où l’État contrôle le culte, avec le risque de l’instrumentalisation politique de la religion. Les États-Unis ont un système qui n’est pas si éloigné de nous : le premier amendement de 1791 garantit la séparation. Mais la logique était différente : ils ont voulu constituer un État qui ne les enquiquine pas sur leur liberté religieuse après avoir fui les persécutions en Europe. Néanmoins, contrairement aux idées reçues, de nombreux fonctionnaires sont soumis à une neutralité d’apparence : juges, agents du FBI… Et l’État ne peut pas subventionner d’écoles privées confessionnelles, contrairement à la France. D’ailleurs, si les présidents américains prêtent serment sur la bible, c’est par mimétisme, ce n’est pas une obligation. Donc on peut avoir cette notion de neutralité de l’Etat même dans des pays très croyants.
Alors pourquoi le sujet semble-t-il plus problématique en France ?
D’abord, il y a une polarisation. D’un côté, une partie de la population s’éloigne du fait religieux, dans toutes les religions, même l’islam. Le seul courant qui est en forte poussée, c’est celui des protestants évangéliques. Mais d’un autre côté cette sécularisation s’oppose à la réaffirmation par certains de marqueurs religieux, parce qu’en période de crise, il y a un retour vers des valeurs « sécurisantes ». Ces courants rigoristes apportent des réponses simples, voire simplistes, à des questions compliquées. C’est vrai dans certains mouvements de l’islam, de l’évangélisme, des Loubavitch ou encore chez les traditionalistes catholiques par exemple.
Mais le débat se concentre pourtant essentiellement sur l’islam. Pourquoi ?
Pour plusieurs raisons. D’abord il y a notre passé colonial qui n’est pas toujours bien traité et toujours présent dans l’inconscient collectif. Ensuite, il y a l’absence criante de mixité sociale en France qui se manifeste par une concentration de population musulmane dans certains quartiers. Moins de mixité, notamment dans les écoles, génère des replis et aussi une méfiance réciproque. Ensuite, vous rajoutez une ingérence de pays étrangers, notamment l’Arabie saoudite et le Qatar, et plus récemment la Turquie, qui ont largement diffusé leurs thèses idéologiques dans une jeune population souvent en fragilité : on a vu se diffuser ces thèses sur le terrain ou sur Internet, souvent dans une approche salafiste, sans qu’il n’y ait eu au départ d’opposition franche du culte musulman, du fait d’une structuration faible en raison de rivalités entre pays d’origine. Les autorités ont aussi fermé les yeux pendant un moment notamment du fait de l’influence économique des États du Golfe. Ce soft power a été en partie bloqué après les attentats des années 2010, qui sont aussi, évidemment, une partie importante de l’explication. Car ils aboutissent à des amalgames douteux entre la pratique de l’islam en général et l’islamisme radical.
Le débat se focalise sur la question du voile…
Oui, parce qu’au lieu de s’attaquer aux racines du problème, ce qui est plus compliqué, on se concentre sur un signe extérieur, un symbole, qui n’est pourtant pas le signe d’une radicalisation. Les raisons de porter le voile sont multiples. Certaines y sont forcées et la loi permet de les protéger : nous avons d’ailleurs été à l’origine d’une circulaire en ce sens. Mais beaucoup de femmes le portent librement ; et si c’est leur choix et qu’elles n’exercent pas une mission de service public, on n’a pas à l’interdire. Interdire aux mamans qui portent le voile d’accompagner bénévolement une sortie scolaire serait contre-productif. On exclurait des parents qui veulent participer à la vie de l’école d’un moment de partage au risque de les laisser dans un repli communautaire et d’alimenter le discours qui dit : « La société ne veut pas de vous. » Dans certains quartiers dépourvus de mixité sociale, il n’y aurait pas de sorties scolaires sans ces mères. Ces débats existaient déjà en 1905, dans une situation extrêmement tendue. À l’époque, c’était l’obsession de la soutane. Aristide Briand avait dit : « Si on l’interdit, l’ingéniosité des prêtres et des tailleurs aura vite fait de trouver un vêtement qui ne sera pas une soutane mais tout aussi religieux. »
Est-ce qu’il existe un risque de voir la jeunesse issue de l’immigration quitter la France à cause de ce climat ?
Oui pour une partie d’entre elle, il faut faire attention. La laïcité, c’est refuser une vision où une majorité s’oppose à des minorités. Il faut que tout le monde se sente pleinement français. Ce n’est pas toujours le cas, notamment chez ces jeunes qui ont envie de partir dans un pays où ils se sentiront plus à l’aise. Il faut rappeler que la République laïque considère ses enfants de la même façon, assurer l’égalité réelle, s’occuper de la question sociale. C’est ce que disait Jaurès : « La République est laïque et sociale et ne restera laïque que si elle reste sociale. » Il faut aussi renforcer l’appartenance à notre histoire collective, et donc ne pas craindre notre diversité culturelle. Avec les Outre-mer, la France est présente sur les cinq continents, c’est grâce à ça qu’on peut prétendre à l’universalisme. Pourtant, on parle peu de ces territoires, comme des personnalités qui ont pleinement participé à l’histoire de notre pays, de l’émir Abdelkader, d’Henry Sidambarom, de Léopold Sédar Senghor, de Dèo Văn Tri, des gens de convictions et confessions différentes. La République se fiche de notre éventuelle religion.
Propos recueillis par Joachim Barbie