A Limoges, contre le racisme et contre Bugeaud
- 20 mars 2022
Hier, samedi 19 mars 2022 à Limoges…
Nous avons manifesté à 15h à l’appel de Chabatz d’entrar dans le cadre de la journée « contre le racisme » et pour, « Au nom de la fraternité, refuser les politiques qui érigent des murs, refuser le tri des migrants ! Contre les discriminations, pour la liberté de circulation, pour que tous les êtres humains disposent des mêmes droits ».
Nous nous sommes rassemblés ensuite à 16h30 à l’appel du MRAP 87 et de la Libre Pensée 87 pour dire « Bugeaud à Limoges, raz la casquette ». Des militant(e)s des deux associations et de l’IHS-Cgt ont présenté tour à tour 6 humanistes et anticolonialistes et leur ont rendu hommage pour leurs engagements aux côtés du peuple algérien.
Vous trouverez leurs noms sur la photo avec des plaques de rue qui mériteraient de remplacer celle de Bugeaud, le maréchal qui mena une guerre d’extermination contre les peuples et tribus en Algérie de 1841 à 1847.
Après le discours introductif de Pierre Krausz, président du MRAP, Philippe Pommier, membre du bureau du MRAP-Limoges-Haute-Vienne rappela qui était vraiment Bugeaud. Nous le remercions de nous avoir autorisé à publier son intervention.
Un « cours Bugeaud » à Limoges : trop d’honneur pour un responsable de la violence coloniale
L’attribution du nom remonte à une décision d’une municipalité conservatrice qui entend, le 18 juin 1850, « perpétuer le souvenir [d’] « une des gloires militaires dont la France s’honore le plus ». Il s’agissait alors de célébrer un représentant du parti de l’Ordre qui a porté Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la IIe République et de légitimer la conquête coloniale.
Or, Bugeaud (1784-1849) n’a qu’un rapport ténu avec sa ville natale, quittée à la fin de l’enfance. Il a vécu ensuite sur le domaine de la Durantie à Lanouaille (Dordogne), où il se piqua d’agronomie et de promotion des comices agricoles.
Il conviendrait aujourd’hui de se mettre à distance de ce notable qui abhorre la République et les républicains : sans doute parce que Thomas-Robert Bugeaud de la Piconnerie exècre la Révolution qui a infligé arrestation et revers de fortune à ses parents.
Il commence sa carrière à 20 ans dans la garde impériale, caporal à Austerlitz, puis officier sorti du rang pendant la guerre d’Espagne. Retiré en Dordogne sous la Restauration, il sert ensuite la monarchie de Juillet avec zèle. Il commande la répression de l’insurrection d’avril 1834 contre une loi visant les sociétés républicaines et les crieurs publics, ce qui lui vaut le surnom de « fusilleur de la rue Transnonain » (Daumier a gravé le souvenir du massacre de tout un immeuble de cette rue).
En février 1848, il est résolu à briser la révolution qui va déboucher sur notre IIe République : « Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais ».
Louis-Philippe, démoralisé, retient son bras. Ce « général des rues » (Balzac) théorise le maintien de l’ordre dans un traité « De la guerre des rues et des maisons ».
Pas rassurant d’inscrire le nom de cet auteur au coin de nos rues... Le nom de ce meneur d’hommes est surtout associé à la 1ère guerre d’Algérie, longue de plus de 40 ans et aux atrocités de la conquête. Conquête à laquelle, au début, il ne voit pas d’intérêt. Puis, commandant un corps expéditionnaire en 1836-1838, il négocie avec l’émir Abd-el-Kader le traité de la Tafna (1837), vite violé de part et d’autre.
De retour comme gouverneur général de l’Algérie (1841-1847), il s’est rallié à la « conquête absolue » et y met les moyens, fort de son expérience de la guérilla espagnole, avec des colonnes mobiles qui pratiquent la razzia, la « terre brûlée » : « Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes ... ou bien exterminez-les jusqu’au dernier ».
Pour cela, il recommande même les enfumades, le 11 juin 1845 : « Si ces gredins se retirent dans les cavernes ! [...] Enfumez-les à outrance comme des renards ! » Ordre suivi sans états d’âme par ses subordonnés (dans leDahra : 700 Ouled Riah asphyxiés, 500 Mhaia emmurés...). Vieillards et enfants ne sont pas épargnés. Ni les femmes : « On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l’enchère comme bêtes de somme », avoue le lieutenant-colonel de Montagnac (31 mars 1842).
S’adressant au ministre de la Guerre en 1846, Bugeaud endosse la responsabilité de ces atrocités : « Je considère que le respect des règles humanitaires fera que la guerre en Afrique risque de se prolonger indéfiniment ». Son dessein d’implanter des colonies de vétérans échouera et il semble ne pas se faire d’illusion, dans un courrier à Guizot, chef du gouvernement : « Les Arabes nous détestent, tous sans exception ; ceux que nous qualifions de dévoués ne sont que compromis ; ils sont tous amis de l’indépendance [...] ; ils conservent au fond du cœur un levain de fanatisme, et toutes les fois qu’il sera réchauffé par des hommes de la trempe d’Abd-el-Kader, ils se soulèveront, et tenteront des efforts, plus ou moins efficaces, selon nos moyens de domination,pour nous chasser de leur pays. » On ne peut ignorer les violences de l’autre camp, une fureur sacrée qui répond à la guerre totale de l’occupant.
Mais le bilan de la conquête est une catastrophe démographique : environ 3 millions d’habitants vers 1830, à peine 2 millions vingt ans après. Aux massacres, s’ajoutent les effets de la famine, des épidémies, d’une misère aggravée par les dévastations et les spoliations. Crimes il y a dans cette conquête coloniale, des crimes de guerre - Bugeaud parle lui-même d’une « guerre d’extermination » -, cela ne peut être contesté, sans anachronisme. L’argument « autres temps, autres mœurs, autres sensibilités » n’a pas lieu d’être. Des voix contemporaines s’indignent : Lamartine, Tocqueville, entre autres, la presse étrangère et même des lycéens de Louis-le-Grand, par pétition.
Pour un panneau historique dans le mobilier du cours Bugeaud
Les victimes doivent être reconnues et respectées près de deux siècles après. Car, pour leurs descendants ici et là-bas, le nom de Bugeaud est une blessure symbolique. Sa remise en cause n’émane ni d’un supposé « wokisme » ni de la contagion du déboulonnage.
S’interroger sur l’honneur rendu à un tel personnage ne signifie pas qu’on veuille l’effacer de l’histoire, mais bien au contraire que soit rappelés le contexte et la réalité des faits de ce soi-disant « pacificateur ».
Pas de déni, pas de frilosité à informer sur le passé colonial. Le travail d’histoire n’est pas fini.
Philippe Pommier, membre du bureau du MRAP-Limoges-Haute-Vienne