Lettre de Marion Barlogis
- 5 novembre 2022
Dans cet article vous pourrez lire ci-dessous le cri du cœur d’une enseignante contre le bradage des lycées professionnels.
En Iran alors que depuis près de 2 mois et face à une sanglante répression se succèdent les manifestations des femmes, de la jeunesse rejoints par les travailleurs, nous publions au verso de ce supplément des extraits d’un article du Monde Diplomatique qui apporte de précieux éclairages sur cette situation.
Bonne lecture.
Jean-Paul Gady
Lettre de Marion Barlogis,
Professeure de lycée professionnel, titulaire d’un poste de lettres-histoire-géographie dans l’académie de Créteil
C’est une heure de cours, comme il s’en déroule des milliers. Une heure où on discute des relations hommes-femmes, de la Constitution, du dérèglement climatique. C’est une heure de cours où je m’inquiète pour un jeune qui a un bandage à la main et un autre qui semble ne pas avoir mangé. Une heure où, entre rires, joies, engueulades et colères, on répond à des questions, on échange, on construit.
Une heure qui – parmi des centaines d’autres – va disparaitre. Macron entretient un flou volontaire sur l’ampleur du désastre, mais globalement on peut comprendre qu’on s’achemine vers notre mort lente. 11 semaines de stage ajoutées, c’est autant de cours qui disparaissent, et autant de temps au sein des murs de l’école. Laissez-moi prendre un petit détour pour vous en expliquer la gravité.
Je suis professeure de lycée professionnel, titulaire d’un poste de lettres-histoire-géographie dans l’académie de Créteil (ah bon, on peut avoir deux matières ? – oui, c’est le lycée pro). Le lycée pro, à part ceux qui y travaillent et ceux qui y apprennent, personne ne le connait. Personne ne sait ce qu’on y apprend, ce qu’on y construit, ce qu’on y répare. Après quelques années, j’ai à la fois perdu nombre de mes illusions sur l’Ecole Républicaine, tout en comprenant combien nous assurions des missions indispensables. J’ai déchanté sur l’égalité des chances, sur notre promesse d’ascenseur social, mais je sais que nous assurons un dernier bastion, à coup de bénévolat, d’heures non rémunérées, de confusion totale de tous les statuts : nous veillons.
Nous repérons les mal-être, nous discutons, nous signalons parfois. Nous enseignons, multipliant les réflexions didactiques pour contrer les violences d’un système qui n’a pas offert les mêmes chances à tous. Après les réformes Blanquer (le « lycée pro de l’excellence » – on n’a vraiment jamais honte en Macronie), nous avions déjà perdu environ 1/3 de nos heures d’enseignement général. Aujourd’hui, un élève de terminale a 8 heures pour comprendre le monde de 1945 à nos jours, incluant la guerre froide, la décolonisation, la construction européenne, la chute du Mur de Berlin, la montée du terrorisme et l’émergence de la Chine. Oui, ça fait peu. Demain, enlevez encore la moitié du temps. On comprend mieux le sentiment d’être traité comme des citoyens de seconde zone.
Globalement, un tiers d’une génération étudie dans la voie pro. On est bien loin d’une minorité négligeable. Parmi eux, seulement 8% d’enfants de cadre. Ses élèves, c’est tout ceux qui seront les indispensables d’une société : imagine-t-on un pays sans électricien, sans boulanger, sans restaurateur, sans aide-soignant ? Non, bien sûr que non. En revanche, que ceux-ci ne votent pas, n’aient pas les outils de se battre pour leurs droits, certains l’imaginent très bien.
Le Lycée pro, personne ne le connait. Personne de ceux qui décident de notre vie. Le lycée pro, c’est cette institution qui n’a aucun ancien élève au gouvernement ou à l’Assemblée.
Comment savoir alors, que supprimer 11 semaines de cours, c’est rayer d’un trait autant de temps à apprendre à faire société ? D’autres articles expliqueront la main d’œuvre gratuite offerte au patronat, le recul immense en termes à faire retravailler les gamins de 14 ans, les inégalités territoriales construites au sein même de l’institution scolaire, la violence dirigée toujours vers les mêmes. J’aurais voulu écrire une lettre ouverte à Emmanuel Macron, à Pap’n’Diaye, mais je n’en doute pas une seconde : vous savez ce que vous détruisez. J’aurais voulu écrire aux professeurs des voies générales, pour leur demander de nous rejoindre. Aux parents et aux élèves, pour leur dire qu’on est de votre côté. Alors j’écris à tous, et surtout à tous ceux qui croient que ce combat ne les concerne pas : le gouvernement s’attaque à ceux qui n’ont pas les moyens institutionnels de se défendre. Ce qu’il s’agit de défendre ici, c’est le droit pour chacun de recevoir un enseignement émancipateur. Aujourd’hui, ce luxe n’est laissé qu’à ceux qui n’en ont pas besoin. Rejoignez-nous, parlez de notre combat.
Ce texte signé Marion Barlogis circule sur les réseaux.
Article du Monde diplomatique – NOVEMBRE 2022 (Extraits)
Les Iraniennes allument un brasier social
« Femme, vie, liberté ! », « Nous ne laisserons plus faire ! », « Mort au dictateur ! » ... Ces slogans entendus dans les rues de Téhéran et dans plus de quatre-vingts villes du pays résument la détermination de manifestantes, mais aussi de manifestants, décidés à en découdre avec le pouvoir. Tout commence le 13 septembre. Les agents de la police de la moralité (Gasht-e Ershad) interpellent une jeune femme de 22 ans d'origine kurde, Mahsa Amini, pour un voile qu'ils jugent mal ajusté. Un grief habituel dont des milliers d'Iraniennes font quotidiennement l'objet. Mahsa Amini décède trois jours plus tard à l'hôpital où elle avait été transférée dans le coma, et ses funérailles dans sa ville natale de Saghez, dans le Kurdistan iranien, sont suivies d'une explosion de colère qui se propage dans tout le pays.
Partout, le mur de la peur cède et les femmes prennent des risques considérables en défiant le régime dans la rue. Malgré les coupures d'Internet orchestrées par le pouvoir, les réseaux sociaux relaient les images de femmes brûlant leur foulard dans un geste qui rappelle étrangement les drapeaux américains jadis calcinés dans les mêmes rues par la foule. À Saghet, la famille de la victime conteste la version officielle du décès — une mort en raison d'antécédents médicaux — et soupçonne que les brutalités dont se rend souvent coupable la police de la moralité sont responsables du décès de celle qui fait désormais figure de « martyre ». (…)
Malgré une répression de plus en plus dure, avec des forces de l'ordre tirant parfois à balles réelles, l'objet de la contestation s'est vite élargi. Au départ, l'essentiel concernait la remise en cause du pouvoir octroyé à la police de la moralité et de l'obligation de porter le voile en vigueur depuis 1983. Mais, très vite, ce sont les fondements mêmes du régime qui ont été attaqués, comme en témoigne le slogan « La République islamique, on n'en veut pas ! On n'en veut pas ! » L'Iran a certes déjà connu par le passé plusieurs vagues de protestation populaire, mais aucune n'a présenté une telle ampleur ni une telle audience au sein de la population et à l'étranger. En juin 2009, le « mouvement vert » rejetait la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad en dénonçant un bourrage des urnes. Le slogan « Où est mon vote ? » avait alors mobilisé les classes moyennes supérieures, mais n'avait guère atteint les milieux ruraux. À la fin de l'année 2017, différents groupes sociaux issus des milieux les plus défavorisés s'étaient mobilisés de manière séparée pour protester contre la diminution des subventions et la hausse des prix du carburant et de plusieurs denrées alimentaires de première nécessité. Enfin, en 2019, les mêmes motivations économiques ont mobilisé les classes populaires et la petite bourgeoisie, notamment dans les petites villes et les périphéries pauvres des grands centres urbains.
À chaque fois, une répression implacable dans la rue et de milliers d'arrestations ont brisé ces mouvements. En fait, le régime doit faire face à l'expression d'un ras-le-bol généralisé et à la forte implication des femmes et de la jeunesse du pays. Près de 51 % des Iraniens ont moins de 30 ans, sur une population (urbaine pour les trois quarts) de 86 millions d'habitants.
Cette jeunesse n'en peut plus de vivre de manière entravée où tout ce qui peut sembler normal ailleurs — comme le simple fait d'écouter de la musique avec des amis dans la rue — est source de complications (…)
À cela s'ajoute l'étendue géographique des manifestations, qui ne se limitent pas aux seuls centres urbains, mais touchent des régions éloignées. La mauvaise situation économique compte pour beaucoup dans la colère des Iraniens, accablés par une inflation de l'ordre de 40 % et que 45 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, 10% d'entre eux n'ont rien à manger (…)
Quel que soit le sort de ce mouvement, ses acquis apparaissent d’ores et déjà importants. La jeunesse iranienne et plus encore les jeunes femmes revendiquent le changement. Il est possible que la police de la moralité soit démantelée ; ou, du moins, qu’elle perde de sa capacité de nuisance. Le port du voile pourrait ne plus être obligatoire, mais rien ne dit que des mesures seront prises en faveur d’une plus grande ouverture politique.
Mitra KEYVAN, journaliste