Fédération de la Haute-Vienne de la Libre Pensée

La contestation de la réforme des retraites porte en germe celle de l'ordre social soutenu par le gouvernement.

  • 5 avril 2023

    En ces temps de réforme des retraites, de grèves et de puissantes manifestations, la langue (de bois) du journalisme dominant utilise les mêmes mots pour diffuser le même discours visant à discréditer les grévistes et épauler le gouvernement. Usagers pris en otage, pagaille, galère, chaos, essoufflement du mouvement, écoterrorisme, etc.

    Un parti pris journalistique qui s’accompagne bien souvent d’une arrogance et d’une violence verbale de ces éditocrates à l’égard de syndicalistes ou de militants interviewés qui combattent cette réforme. Pour ces « chiens de garde » comme les avait appelés Serge Halimi, point de nuance ni de débats argumentés. Mensonges, attaques, « buzz », « punchline » …sont la seule déontologie de ces faiseurs d’opinion, courtisans du pouvoir.

    Loin, très loin de ces pratiques, quelques autres journalistes font heureusement honneur à leur profession. C’est en particulier le cas de Benoit Bréville éditorialiste au mensuel Le Monde Diplomatique. Sous le titre Un peuple debout, il nous livre dans le numéro d’avril, une analyse très pertinente de la situation actuelle en France. Nous ne pouvons malheureusement faute de place n’en publier que des extraits, mais qui, nous l’espérons, vous donnerons envie de lire ce journal de réflexion et de débats disponible dans toutes les librairies.

    Bonne lecture.

    Les coups de menton de l'exécutif et les brutalités policières témoignent de la fébrilité du pouvoir français. Et pour cause : la contestation de la réforme des retraites porte en germe celle de l'ordre social soutenu par le gouvernement.

    PAR BENOÎT BREVILLE

    Peut-on encore faire reculer un gouvernement, mettre en échec une décision prise par le pouvoir ? Il n'y a pas si longtemps, la réponse allait de soi en France. Quand ils se trouvaient confrontés à des mouvements sociaux durables, déterminés, organisés, qui mettaient dans la rue des foules massives, les dirigeants pouvaient battre en retraite. Et leur recul démontrait la possibilité pour la population de se faire entendre en dehors des périodes électorales auxquelles une vie démocratique ne saurait se résumer. Les projets les plus divers ont ainsi fini aux oubliettes : la loi sur l'autonomie des écoles privées en 1984, celle sur la sélection à l'université en 1986, le Contrat d'insertion professionnelle (CIP) en 1993, le « plan Juppé » en 1995... (…)

    Mais depuis 2006 et la lutte victorieuse contre le contrat première embauche (CPE), plus rien de tel. Peu importe le nombre de manifestants, peu importe la stratégie, défilés ordonnés ou agités, grève perlée, occupations d'université ou actions spectaculaires ; les échecs s'enchaînent. (…)

    Dorénavant, le « modèle Thatcher » a fait école : les gouvernants ne reculent plus : même devant les poubelles qui s'entassent, les stations-service à sec, les trains annulés, les classes fermées, les routes bloquées. Ils s'accommodent des métros perturbés comme des manifestations hebdomadaires ou quotidiennes. Et si la situation devient intenable, ils réquisitionnent, ils répriment. (…) M. Emmanuel Macron tient donc bon en espérant que « ça passera », une fois encore. Il tente d'imposer sa réforme des retraites avec brutalité, ignorant un mouvement de contestation dont il aurait dû percevoir l'ampleur et la détermination. À dix reprises, à l'appel d'une intersyndicale inhabituellement soudée des millions de personnes ont battu le pavé, dans les grandes villes comme dans des petites bourgades n'ayant jamais connu pareilles mobilisations. Les enquêtes d'opinion, qui d'ordinaire passionnent l'Élysée, dénombraient jusqu'à 70 % d'opposants à la réforme, et même 90 % en ne sondant que les actifs. (…) On prend un risque quand on veut faire travailler les gens deux années de plus : ils s'informent, ils vérifient.

    Docile envers l'Union européenne qui recommande cette réforme, mais inapte à convaincre les Français et leurs députés, M. Macron a choisi de passer en force. II a utilisé toutes les munitions imaginables pour limiter la durée des débats parlementaires (article 47-1 de la Constitution), pour clôturer les discussions sur un article dès lors qu’« au moins deux orateurs d'avis contraires sont intervenus» (article 38 du règlement du Sénat, utilisé pour la première fois depuis son entrée en vigueur en 2015), pour obliger les sénateurs à se prononcer d'un bloc sur la réforme, et non pas article par article (article 44-3). Enfin, le 16 mars 2023, le gouvernement de Mme Élisabeth Borne a dégainé le fameux «49-3 », qui autorise à se dispenser du vote des députés. Une méthode originale pour un président qui aime se camper en hérault du monde libre et fustiger à longueur de discours les « autocrates », les « régimes autoritaires » où l'avis de la population ne compte pas, où le Parlement joue un rôle croupion, où l'opposition est réduite au silence.

    Finalement, sa réforme des retraites qui engage la vie des Français sur plusieurs décennies n'aura été votée que par des sénateurs élus au suffrage indirect, qui ont veillé à protéger leur propre régime spécial au moment où ils supprimaient ceux des autres. Les deux années de travail supplémentaire imposées sans approbation de l'Assemblée nationale reposent ainsi sur la seule légitimité d'une institution dominée par un parti (Les Républicains) qui n'a pas dépassé 5 % des voix lors de la dernière élection présidentielle, et d'où deux des principales formations (le Rassemblement national [RN) et La France insoumise [LFI]) sont absentes...  M. Macron, lui, ne voit pas le problème : la réforme figurait dans son programme présidentiel, il a remporté le scrutin, c'est donc que les Français l'approuvent. La « foule » n’a « pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus », pérorait-il encore le 21 mars dernier. (…)

    Et le président sortant n'a obtenu les voix que de 20,7 % des inscrits. Quant au second tour, sa victoire découle largement d'un vote par défaut, comme il l'a reconnu lui-même au soir du 24 avril 2022 : « Je sais que nombre de nos compatriotes ont voté pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à l'extrême droite. (...) J'ai conscience que ce vote m'oblige pour les années à venir. Je suis dépositaire de leur sens du devoir, de leur attachement à la République et du respect des différences qui se sont exprimées ces dernières semaines. » Un engagement oublié, aussitôt prononcé. Depuis son élection, M. Macron s'emploie surtout à ignorer ou à écraser toute forme d'opposition. Cantonnée, durant la précédente législature, au rôle de chambre d'enregistrement où la majorité présidentielle votait en chœur tout projet gouvernemental, l'Assemblée fait désormais office de paillasson. (…)

    Cette arrogance ne pourra qu'alimenter la désillusion démocratique, et renforcer le sentiment que le jeu politique est verrouillé, pour le plus grand bonheur du RN. (…) Mme Marine Le Pen aura beau jeu d'utiliser ces arguments le moment venu. En plus de favoriser un parti perçu comme celui des réprouvés, la politique du mépris incite les électeurs à sortir du jeu. Car pourquoi voter ? En particulier pour une Assemblée nationale réduite à un théâtre d'ombres, et à la légitimité douteuse ? Déjà, au second tour des élections législatives de juin 2022, plus de 53 % des inscrits s'étaient abstenus. Certains ignoraient même qu'un scrutin se déroulait. « Si on rajoute les 5-6 % de non inscrits aux 53 % d'abstentionnistes, on a six Français sur dix qui ne votent plus aux élections législatives. On est dans une situation où, au mieux, le camp majoritaire au Parlement a été désigné par un tiers des Français, voire un quart », observe le politiste Jean-Yves Dormagen. (…) M. Macron peut encourager cette « démocratie de l’abstention » : elle lui profite. En 1922, l'Internationale communiste allait jusqu'à réclamer que « les neuf dixièmes des postes électoraux mis à la disposition du parti soient occupés par des ouvriers, et pas même par des ouvriers devenus fonctionnaires du parti, mais par des ouvriers qui sont encore à l'usine et au champ ». Il fallait que les représentants du peuple partagent « ses mœurs, ses conceptions, ses habitudes ». Un siècle plus tard, l'Assemblée nationale française ne compte que cinq ouvriers parmi ses 577 députés, soit moins de 1% des élus, quand ce groupe social représente 16 % de la population. La majorité présidentielle (Renaissance, MoDem, Horizons) affiche jusqu'à 61,4 % de cadres et de professions intellectuelles supérieures, pour seulement 2% d'employés et aucun ouvrier. Passés par des grandes écoles ou des filières sélectives devenues socialement homogènes, la plupart de ces députés - avocats, consultants, banquiers, chefs d'entreprise, médecins, startupeurs - n'ont qu'une connaissance lointaine de la réalité concrète du pays. Assurés de financer leurs vieux jours au moyen de retraites supplémentaires et d'une épargne rondelette, ils ont été bien incapables de percevoir la colère que déclencherait cette réforme, au sein d'une population déjà pénalisée par l'inflation et tourmentée par les crises sanitaire, géopolitique, énergétique, climatique...

    « DOIT-ON TOMBER DANS LA VIOLENCE POUR ÊTRE ENTENDUS ? »

    À rebours de l'entre-soi parlementaire, la mobilisation contre le report de l'âge légal de la retraite frappe par son extrême hétérogénéité sociale. Quoi de commun entre les étudiants souvent issus de milieux favorisés et les agents hospitaliers ? Entre les éboueurs des métropoles et le secteur de la recherche ? Entre les techniciens de maintenance ferroviaire et les médecins libéraux ? (…) Pour les unes, employées des services essentiels dans l'éducation, la santé, le nettoyage, les services à la personne, c'est ajouter vingt-quatre mois à l'épuisement d'une carrière rythmée par les suppressions d'effectifs, la hargne froide d'un management obsédé par les indicateurs, la rapacité des donneurs d'ordre privés ou publics capables d'organiser l'agonie de personnes âgées dans des conditions indignes, tout en recommandant aux aides-soignantes de multiplier des formations en « humanitude ». Pour les autres, ouvriers et techniciens du transport, de l'énergie, de l'électricité, des télécommunications, de ces grandes entreprises naguère publiques qui tissèrent les infrastructures des pays occidentaux et qui, à ce titre, bénéficièrent de régimes spéciaux anéantis les uns après les autres par les « réformateurs», il faudra assister et même collaborer deux années de plus à l'éradication de tout caractère d'utilité collective dans un travail désormais destiné à «produire de la valeur pour l'actionnaire» ou à apurer la dette. (…) La contradiction ne peut qu'éclater entre, d'un côté, un régime économique qui s'épanouit dans la commercialisation de coques pour téléphones portables multicolores, de droits à polluer ou d'eau de glacier fondu à 11 euros la bouteille et, de l'autre, une population de plus en plus écœurée de voir la politique réduite au choix entre plusieurs manières de perpétuer un modèle inepte. (…)

    La protestation ne s'éteint pas.(…) On ne piétine pas impunément la dignité d'un peuple : dix-huit ans plus tard, des millions de Français se souviennent encore du référendum du 29 mai 2005 relatif au traité constitutionnel européen et du déni de leur vote par le gouvernement et par les parlementaires. « Selon plusieurs de ses proches, nous apprend-on, le président de la République n'a "aucun scrupule, aucun regret". » Aucun scrupule, c'est certain. Aucun regret, nous verrons bien.